Fiscalité des cryptos, vers un fiasco !

Fiscalité des cryptos ... vers un fiasco français ?

Le Cercle du Coin a décidé de publier sur son site un texte cosigné par deux administrateurs vivant hors de l’Hexagone, André Stilmant (Bruxelles, ingénieur industriel) et Lionel Jeannerat (Neuchâtel, entrepreneur). Sans engager le Cercle, ils ont souhaité attirer l’attention des responsables, en France, sur les deux raisons qui selon eux pourraient mener à un « nouveau fiasco français ».

Tout comme le ‘fiasco’ – ancienne unité de mesure employée en Italie pour les liquides et qui changeait de valeur selon qu’elle était de vin ou d’huile – la fiscalité des pays européens en matière de bitcoins et autres devises numériques change sensiblement selon que l’on est du bon ou du mauvais côté des frontières. Un traitement aberrant pour des objets dématérialisés qui, par nature, n’en connaissent aucune…

Dans ce contexte, écrire un mot sur ce qui se passe aujourd’hui en France nous semble utile, tant la situation fiscale des cryptos y est déplorable et les tentatives du législateur pour y mettre de l’ordre discutables voire inappropriées.

Le « Cercle du Coin » est une association française sans but lucratif qui promeut Bitcoin, les monnaies décentralisées et les blockchains ouvertes. A ce titre, il accueille en son sein une majorité de français passionnés par cette technologie mais aussi des francophones de 5 ou 6 autres pays dont la Suisse et la Belgique, pays limitrophes qui partagent avec la France culture, langue, valeurs et codes.

Pourtant…

Dès le début de nos rencontres, nous avons été frappés par les préoccupations fiscales de nos amis français, honnêtes contribuables informaticiens, entrepreneurs, scientifiques, enseignants et intellectuels de tous horizons.

Il aura suffi d’une simple instruction fiscale datant de 2014 pour leur lier les mains et, par une pression démesurée dépassant les 60 %, les dissuader d’employer chez eux cet outil monétaire d’un genre nouveau.

Comment ne pas être interpellé par le traitement aberrant qu’ils subissent alors qu’aujourd’hui en Belgique, en Suisse et dans beaucoup d’autres pays européens, un particulier qui a acquis des bitcoins peut les revendre six mois plus tard contre des euros totalement exonérés de déclaration fiscale, tandis qu’un professionnel de la spéculation s’acquittera quant à lui d’une taxe de 33 % maximum ?  Rendons-nous bien compte que tout ceci se passe à moins de 300 km de Paris !

Les crypto-enthousiastes français, comment réagissent-ils ? Les témoignages de qui nous parviennent sont nombreux…

D’abord, il y a les désillusionnés qui ont déjà jeté l’éponge, et plutôt que de subir de plein fouet  cette injustice fiscale prennent le chemin de l’exil. C’est ailleurs, loin de leur patrie et avec regret, que ces entrepreneurs de bonne foi sont partis construire l’écosystème de demain… 

En les mentionnant, nous sommes bien conscients que nous enfonçons une porte ouverte, car la presse française s’en fait déjà l’écho. Mais il  nous semble important de dire que nous ne nous en réjouissons pas.

Ensuite, il y a les rares optimistes qui font contre mauvaise fortune bon cœur. Ils croient toujours au bon sens de leur patrie et s’y attachent encore en œuvrant avec difficulté sur le  territoire national dans l’espoir d’un avenir plus favorable. Mais le sera-t-il ? Et combien de temps patienteront-ils encore avant de déménager dans un pays voisin ?

Effectivement, la promesse d’un changement est ‘en marche’. Les lignes bougent, mais trop lentement et trop tièdement.

Un mouvement s’est initié au sein de l’État Français. D’abord assez réactionnaire et parsemé de déclarations politiques à l’emporte-pièces – où les arguments soufflés par la banque et la finance ont été régurgités tels quels – il est ensuite devenu plus modéré et intéressé, signe peut-être que d’autres informations plus positives remontaient enfin à son niveau.

Ce mouvement lent, appelé à statuer sur une technologie jeune mais en évolution ultra-rapide que peut-on en attendre ?

D’une part, on se rappellera avec inquiétude qu’en suivant les avis des industriels du chemin de fer, le parlement britannique avait voté en 1865 le ‘Red Flag Act’: une série de mesures destinées à contrecarrer l’emploi d’une technologie révolutionnaire : l’automobile (tout véhicule motorisé devait être précédé d’un marcheur agitant un drapeau rouge).

D’autre part, on pensera avec espoir à ce pays hautement technologique, le Japon, qui a voté début 2017 une loi reconnaissant le bitcoin et d’autres monnaies virtuelles comme des moyens de paiement légaux.

Enfin – pour quiconque navigue entre inquiétude et espoir – on se contentera des déclarations de bonnes intentions et des quelques rares améliorations qui pourront les accompagner… Et c’est bien ce qui risque de se produire !

Le 26 avril, le Conseil d’État français s’est prononcé sur ces questions fiscales, en formules administratives alambiquées certainement correctes, mais qui ont surtout jeté la confusion dans la communauté, avant que cette dernière réalise finalement que les problèmes étaient loin d’être résolus.

Depuis peu, à l’Assemblée Nationale, une commission d’information « cryptomonnaies » recueille divers témoignages, aussi bien auprès des détracteurs que des défenseurs de cette technologie. Comment va-t-elle séparer le bon grain de l’ivraie et formuler des avis pertinents ?

Nul ne peut le prédire, mais au fur et à mesure des débats, et malgré la bienveillance affichée et la qualité de certains intervenants, un malaise commence à monter. Un manque flagrant se fait sentir : les représentants du milieu académique ne sont pas consultés.

Oui, il y a bien eu quelques « industriels » diplômés pour décrire les cryptos et en vanter les mérites, mais pas d’exposé ex cathedra, d’analyse des modes opératoires ni de véritables explications sur les principes fondamentaux de cette technologie.

La France possède pourtant un réservoir suffisant de scientifiques de haut niveau impliqués dans l’étude de Bitcoin et des blockchains ouvertes et d’enseignants passionnés par le sujet (Ecole Normale Supérieure, Inria, CNRS, diverses Université dont celle de Lille 1, ou écoles d’ingénieures comme l’ESILV). La toile permet de les trouver aisément…

Or, plutôt que de plonger (ne fût-ce que sommairement) dans la science du sujet pour en saisir sa nature exceptionnelle, la commission semble vouloir se cantonner aux performances actuelles et aux promesses à court terme – un comportement hélas trop souvent constaté dans le monde politique d’aujourd’hui.

C’est une erreur grave dans la mesure où la perception de son caractère métamorphique et avec lui la compréhension de son avenir complexe et pluriel risquent bien d’échapper aux décideurs.

En matière de cryptos, la France commet donc selon nous  deux erreurs importantes :

– la première aura été de réagir trop vite. Mal conseillée et connaissant mal le sujet, le considérant d’emblée comme une tentative d’enrichissement marginal voire de fraude, elle l’a taxé comme tel. Ce faisant, elle a déjà poussé les plus entreprenants vers la sortie ;

– la seconde est de vouloir corriger le tir avec les moyens classiques, lents et inappropriés, sans recueillir les avis du monde académique et des sciences, en se basant seulement sur une photographie actuelle de la technologie. C’est avec cette vision tronquée qu’elle s’apprête à statuer.  La promesse d’un nouveau fiasco…

Évidemment, la critique est toujours facile. Loin de nous l’idée de nous poser en donneurs de leçons. Nous partageons simplement nos observations et les inquiétudes que nous pourrions avoir si nous étions citoyens français. C’est notre position d’observateurs extérieurs, issus de pays qui ont soit préféré accompagner, soit préféré attendre, qui nous montre bien la taille du gouffre que la France, pays pourtant si proche, devra combler.

(texte publié le 5 juin 2018)

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